… et cette bombe pourrait bien pulvériser les fondations de la physique théorique depuis plus d’un siècle.
En effet, c’est une information inouïe qui a été postée le 23 septembre 2011 sur le site internet du CERN, l’Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire (actuellement le plus important laboratoire mondial de recherche en physique des particules, basé à Genève), sous un titre très mesuré, presque neutre : L’expérience OPERA annonce une anomalie dans le temps de vol des neutrinos allant du CERN au Gran Sasso.
Le mot « anomalie » pourrait faire sursauter quand on comprend de quoi il s’agit : en termes prudents, presque hésitants, le communiqué de presse annonce que la vitesse des neutrinos a été mesurée comme étant supérieure à la vitesse de la lumière…
Le soir même un séminaire est organisé par le CERN, diffusé en direct sur internet, pour présenter les résultats à la communauté internationale et à la presse (photo ci-jointe (©CERN) : Dario Autiero (CNRS), présentant les résultats de l’expérience OPERA le 23 septembre 2011).
L’expérience OPERA (Oscillation Project with Emulsion-tRacking Apparatus), entreprise scientifique complexe et de longue haleine
dirigée par Dario Autiero, est conduite depuis 2006 par une équipe de 160 chercheurs internationaux issus de 11 pays. OPERA observe des faisceaux de neutrinos muoniques envoyés depuis le
CERN en direction du Laboratoire souterrain de Gran Sasso, en Italie, à une distance de 732 km. Le
laboratoire du Gran Sasso est le plus grand de ce type dans le monde pour la physique des particules. Plusieurs centaines de scientifiques de nombreux pays y mènent des expériences dans les
trois vastes salles protégées des rayons cosmiques sous les montagnes italiennes.
Les neutrinos sont les particules élémentaires les plus nombreuses de l’univers. Ce sont des particules électriquement neutres qui interagissent très peu avec la matière (des milliards de neutrinos produits par le soleil nous traversent à chaque seconde) et qui auraient une masse presque nulle. Dans l’expérience OPERA les neutrinos sont engendrés par le Super Proton Synchrotron du CERN à Genève par l’impact de protons accélérés sur une cible de graphite et traversent la terre pour être enregistrés par le détecteur OPERA enfoui sous 1400 mètres de roches. Les mesures de temps de vol ont été collectées sur les 3 dernières années à partir de plus de 15 000 neutrinos. En mesurant très précisément le temps de vol et la distance parcourue par les neutrinos, il est montré que les particules parcourent les 732 km en 2,4 millisecondes, avec 60 nanosecondes de moins que ne le ferait la lumière sur le même trajet dans le vide. C'est-à-dire que si des photons et des neutrinos faisaient la course sur un trajet de 732 km les neutrinos gagneraient avec environ 20 mètres d’avance.
Les physiciens ont fait et refait leurs expériences et leurs calculs, la distance parcourue par les faisceaux de neutrinos a
été mesurée à 20 cm près et la durée du parcours a été déterminée avec une précision de moins de 10 nanosecondes. Ayant cherché partout et sans résultat une faille dans les expériences,
ils ont fini par se décider à rendre publiques les résultats. |
Face aux remous suscités, et suite à quelques questions de la communauté internationale des physiciens qui ont été émises lors du séminaire du 23 septembre, de nouvelles expériences ont été faites. Il existait en effet un biais possible : la durée de chaque bouffée de protons à l’origine des neutrinos était très longue par rapport à l’avance des neutrinos sur la lumière. Pour éliminer une erreur due à la longueur des bouffées de protons, ils ont utilisé des faisceaux de protons plus brefs et plus espacés les uns des autres de manière à identifier quel faisceau de protons était à l'origine de la production de chaque neutrino, ce qui permettait de calculer plus précisément le temps de vol de chacun.
Un nouveau communiqué du CERN est posté le 18 novembre 2011 sur internet, en entête de l’annonce du 23 septembre, pour préciser que la collaboration OPERA « a revérifié un grand nombre d’aspects de son analyse » et que les expériences complémentaires plus précises qui viennent d’être effectuées confirment totalement les résultats obtenus : 20 neutrinos ont été détectés avec une avance moyenne de 62,1 ± 3,7 nanosecondes sur la vitesse de la lumière. Les résultats sont maintenant en attente de publication : Measurement of the neutrino velocity with the OPERA detector in the CNGS beam.
Cependant, le CERN reste prudent et annonce : « Les importantes contraintes découlant de ces observations rendent improbables une interprétation de la mesure d’OPERA qui remettrait en cause la théorie d’Einstein et justifient d’autant plus la nécessité de procéder à des mesures indépendantes ».
En effet, ce résultat extraordinaire va à l’encontre de tout ce qui est enseigné en physique théorique et expérimentale depuis plus d’un siècle. La théorie de la relativité restreinte, énoncée par Einstein en 1905, postule que la vitesse de la lumière dans le vide (un peu moins de 300 000 km / seconde) est une vitesse indépassable, et indépendante de la vitesse propre de l’observateur. La vitesse de la lumière n’est pas une vitesse limite au sens conventionnel : la loi de composition des vitesses en relativité restreinte n'est plus une loi additive comme en physique newtonienne car la vitesse de la lumière est une vitesse limite quel que soit le référentiel considéré. C’est-à-dire que quand on additionne des vitesses on ne dépasse jamais la vitesse de la lumière. Depuis 1905 cette théorie a été confirmée par d’innombrables expériences et observations, et c’est la pierre de touche de toute la physique fondamentale.
Dans la vidéo ci-dessous une interview de Dario Autiero, le responsable de l'expérience OPERA :
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D’ores et déjà on peut rapprocher les résultats du CERN de 2 autres résultats :
- En 2007 les résultats de l'expérience MINOS aux Etats-Unis, dans laquelle des neutrinos produits dans le réacteur nucléaire du Fermilab voyageaient jusqu'au détecteur 735 km plus loin, montraient également un temps de vol des neutrinos plus court que la vitesse de la lumière. Cependant, du fait des marges d'incertitude statistiques de l’expérience, les mesures de vitesses restaient compatibles avec la vitesse de la lumière. Le détecteur de l'expérience MINOS est en cours de modification pour améliorer la précision des mesures de manière à pourvoir confirmer ou infirmer les résultats de l’expérience OPERA d’ici 1 an ou 2.
- Assez gênant pour le CERN, leurs mesures semblent en contradiction avec la détection en 1987 de 24 neutrinos émis par la supernova 1987A du Grand Nuage de Magellan (photo ci-dessous prise par le télescope Hubble), arrivés sur terre au même moment que la lumière émise par celle-ci. Etant donné la distance de la supernova (168 000 années-lumière), si la vitesse des neutrinos dépassait celle de la lumière d’environ 7 km / seconde comme le montre OPERA, alors ceux émis par la supernova auraient du arriver sur terre plusieurs années avant sa lumière. Ce résultat est difficilement réconciliable avec celui d’OPERA.
Il faut maintenant attendre les mesures de temps de vol des neutrinos qui seront obtenues par des expériences indépendantes. Toutes les équipes internationales qui ont les moyens de le faire se sont mobilisées pour ça, l’équipe MINOS sera probablement la première et annonce un possible résultat pour fin 2012.
En tout cas, si les résultats de l’expérience OPERA devaient être confirmés, les conséquences seraient énormes et il faudrait voir comment le dépassement de la vitesse de la lumière pourrait être intégré à la théorie de la relativité. Certains postulent que les neutrinos supraluminiques détectés par OPERA pourraient traverser des dimensions supplémentaires de l’espace, telles que les prédisent des théories, comme la théorie des cordes.
Le site internet de l’expérience OPERA : http://operaweb.lngs.infn.it/?lang=en