Quelques commentaires concernant deux livres sur les OGM (organismes génétiquement modifiés) assez différents l’un de l’autre. D’abord un ouvrage de type
pamphlétaire écrit par un journaliste. Le second écrit par deux scientifiques, qui jette face à face deux conceptions de la Nature et, plus largement, deux conceptions du monde. A la lecture du
deuxième ouvrage je ne peux m’empêcher de faire un rapprochement avec le thème d’un essai de l’historien Mircea Eliade : le mythe de l’éternel retour.
Sauvez les OGM, de Jean-Claude Jaillette
Jean-Claude
Jaillette est un ancien chef de service du journal Libération, aujourd’hui rédacteur en chef à l’hebdomadaire Marianne, et il a publié plusieurs livres sur les rapports entre société, industrie
et alimentation.
La première chose intéressante dans le livre de Jaillette c’est qu’il est arrivé dans le débat sur les OGM imbibé des doutes et des rancœurs de l’opinion publique
sur les dangers d’une certaine industrialisation. Il est impliqué dans la parution de l’article de Libération « Alerte au soja fou » de novembre 1996, qui peut être considéré
comme le point de départ du rejet des OGM agricoles en France. Sans que cela ne soit clairement énoncé, on comprend dés les premières pages que Jaillette a entamé son enquête plein
d’arrière-pensées dénonciatrices contre la malbouffe et les lobbies industriels. D’après son parcours journalistique et éditorial on devine qu’il a abordé le problème des OGM d’un point de vue
polémique et qu’il avait sans doute prévu de faire un ouvrage dénonciateur à l’image du « monde selon Monsanto » de Marie-Monique Robin.
Après plusieurs années d’enquête parait un livre inattendu qui porte le titre Sauvez les OGM.
Comme le souligne Axel Kahn dans la préface de l’ouvrage : « Parce qu’il a dû parcourir tout le chemin de la franche hostilité au doute, puis à la
conviction de l’utilité des OGM aux champs, Jean-Claude Jaillette offre aux lecteurs un exemple des raisonnements et arguments qui l’ont amené à changer d’avis ». Au delà de son
honnêteté intellectuelle et de sa faculté à se remettre en question, le grand mérite de Jaillette est d’avoir vu les hommes derrière la technologie.
Le second point intéressant dans le livre de Jaillette est sans doute l’ingénuité originelle de l’auteur : il n’est pas scientifique et il est évident que le
journaliste n’est pas un spécialiste de la transgénèse. Il prend d’ailleurs soin de ne jamais détailler les problèmes scientifiques ni de prendre parti sur les techniques. Mais c’est justement ce
regard extérieur, distant, qui fait toute la force et l’intérêt de l’ouvrage.
En journaliste d’investigation il déroule patiemment la pelote des rapports scientifiques et institutionnels, il analyse les données et mesure les enjeux de la
transgénèse en agriculture. Pages après pages il décortique les débats, se penche sur les institutions, les textes de loi, les joutes politiques et les forces en présence, pour déconstruire
patiemment les arguments des groupes anti-OGM. Démontant les rouages de l’écologie politique, Jaillette montre que ce qui était dans les années 1980 un grand enjeu humanitaire, scientifique et
économique, est devenu en France - et dans une moindre mesure en Europe - le sordide outil d’une lutte de pouvoirs.
Enfin, ce qu’il faut sans doute retenir de l’ouvrage c’est la démonstration que, contrairement à ce veut laisser croire une certaine démagogie, l’intrusion des
biotechnologies dans notre civilisation ne constitue pas un coup de force autoritaire de lobbies industriels mais que nos sociétés s’en sont très démocratiquement emparées.
OGM : quels risques ? de Jacques Testard et Yves Chupeau
Le
second ouvrage mets en relation des points de vue opposés sur les OGM à travers les textes de Yves Chupeau, directeur du centre INRA de Versailles, et de Jacques Testard, directeur de recherche à
l’INSERM et scientifique français de référence dans la lutte contre les OGM agricoles.
Testard ouvre le bal avec un long monologue sur les dangers et inconvénients des plantes transgéniques, suivi de celui de Chupeau qui dresse un portait exhaustif de
la transgénèse au sein de la nature. Dans la seconde partie de l’ouvrage ils se répondent l’un l’autre comme dans une partie de ping-pong.
Le discours de Chupeau est une sorte d’hypotypose sur la transgénèse naturelle. On a parfois du mal à le suivre dans les méandres de son argumentation. Brouillon et
désordonné, il dresse une liste à la Prévert de tous les phénomènes de transgénèse naturels pour justifier les pratiques humaines et montrer que la nature a devancé l’homme dans ce domaine, et
l’a bien souvent dépassé. Sortant bien souvent du cadre de l’agriculture, il met en exergue l’énorme masse d’information génétique qui circule depuis des temps immémoriaux entre les organismes
vivants. Son approche de la transgénèse est avant tout pragmatique, anglo-saxonne, et ne s’embarrasse pas d’idéologie. Il brosse ainsi le tableau d’une Nature où tout n’est qu’échanges de gènes,
une vaste partouze génomique… apportant ainsi des arguments à Jacques Testard dans sa dénonciation du risque de contamination génétique par les OGM.
Le discours de Chupeau est cependant efficace grâce au recul qu’il permet de prendre sur les pratiques humaines. Dans la seconde partie de l’ouvrage son
argumentation devient plus précise et pointue, pour répondre très précisément aux attaques ciblées et aux remarques de Testard.
En bon scientifique, Testard évite l’écueil de l’opposition idéologique aux OGM. Cependant, s’il l’évite par une argumentation circonstanciée sur les méfais et les
risques des OGM, son texte est tissé d’une opposition trop systématique pour rendre son argumentation crédible. Le tableau qu'il brosse est vraiment trop sombre et, surtout, il entre en
contradiction flagrante avec l’engouement mondial (hors européen) pour les OGM.
Le discours de Testard est avant tout essentialiste. Il ne s’inscrit pas dans une dénonciation de la pratique de la transgénèse (qu’il approuve dans des
circonstances très restrictives), mais dans la promotion d’une idée passéiste et idéalisée de l’agriculture. Avant tout conservateur, il s’agit pour lui de défendre des pratiques ancestrales et
de regagner un Eden agricole perdu duquel des scientifiques irresponsables voudraient nous chasser. On retrouve ici la trame universelle de tous les textes et discours anti-OGM européens. Dans la
dernière partie de son texte l’ekphrasis circonstanciée de Testard se mue en leitmotiv, l’argument cède à la vision du chaos.
Comme une petite musique, en sourdine, le refus de la modernité parcoure tout le texte de Testard. La modernité s’illustre par l’intrusion d’innovations qui
modifient le rapport immémorial que l’homme entretient avec la Nature : finalement peu importe ses effets positifs ou négatifs, l’organisme OGM est acceptable tant qu’il reste confiné dans
l’obscurité d’un laboratoire, et uniquement si son existence reste étrangère au mode de vie de la population.
L’apocatastase des anti-OGM
Dans son essai intitulé Le mythe de l’éternel retour – Archétypes et répétitions, paru en 1947, l’historien des religions Mircea Eliade, confronte
« l'homme historique » (moderne) qui se sait et se veut créateur d'histoire, avec l'homme des civilisations traditionnelles qui avait à l'égard de l'histoire une attitude
négative ». L’homme primitif fuit l'Histoire car elle l’expulse de la sphère sacrée d’une époque parfaite et idéale : l’âge d’or des origines. Tout événement survenu dans la vie de
l’humanité n’est alors qu’un pas supplémentaire et malheureux hors de cet Eden. L’homme traditionnel vit dans l’attente de l’éternel retour d’un temps cyclique qui doit le ramener à l’époque -
hors de toute temporalité - originelle.
Mircea Eliade souligne que le sens et la fonction des archétypes et répétitions sont révélés lorsque l’on saisi la volonté des sociétés traditionnelles de
refuser un temps concret, leur hostilité à toute tentative d’histoire autonome, c'est-à-dire d’histoire sans régulation archétypale. Cette fin de non-recevoir, cette opposition ne sont pas
simplement l’effet de tendances conservatrices des sociétés primitives : on est fondé à lire dans cette dépréciation de l’histoire, c'est-à-dire des événements sans modèle transhistorique,
et dans ce rejet du temps profane, continu, une certaine valorisation métaphysique de l’existence humaine. Dans la mythologie indo-européenne l’homme heureux n’a pas d’histoire.
Comme le montre Mircea Eliade, les sociétés archaïques, tout en connaissant elles aussi une certaine forme d’ « histoire », s’évertuent à n’en
pas tenir compte : le respect des rites et des pratiques ancestrales a pour but d’annihiler l’Histoire. Les célébrations des fêtes annuelles et la répétition des gestes des ancêtres
sont ce qui nous lie à l’instant sacré des origines. La répétition donne un sens à la vie humaine en créant du sacré, car seul ce qui est sacré est réel. Un acte n’a de sens que dans la mesure où
il répète ou restaure un archétype. La plupart des événements qui s’inscrivent en dehors des rituels sont comme des péchés dont l'homme doit se libérer, car ils ne peuvent apporter que le malheur
et la douleur. Pour l’homme traditionnel, toute liberté moderne, quelques satisfactions qu’elle puisse procurer à celui qui la possède, est impuissante à justifier l’histoire. Mircea
Eliade conclue son ouvrage en faisant remarquer que l’homme moderne est irrémédiablement intégré à l’histoire et au progrès et, l’histoire et le progrès sont une chute impliquant l’un est
l’autre l’abandon définitif du paradis des archétypes et de la répétition.
Plus tard Claude Lévi-Strauss reprendra le concept à son compte, et distingue en 1958 les « sociétés froides » qui refusent leur devenir historique,
des « sociétés chaudes » produisant une « histoire thermodynamique et cumulative ». Dans son Anthropologie structural deux (1973) il énonce : « la
question n’est pas de savoir si les sociétés dites « primitives » ont ou n’ont pas une histoire au sens que nous donnons à ce terme. Ces sociétés sont dans la temporalité comme toutes
les autres, et au même titre qu’elles, mais à la différence de ce qui se passe parmi nous, elles se refusent à l’histoire, et elles s’efforcent de stériliser dans leur sein tout ce qui pourrait
constituer l’ébauche d’un devenir historique ». Il montre que cette aversion vis-à-vis de l’histoire n’a pas disparu des sociétés modernes et se retrouve dans des attitudes et des
dispositions sociales qui restent partagées par l’humanité.
L’ouvrage d’Eliade est saisissant quand on le rapproche des deux précédents. Comme cet Homme traditionnel, les groupes anti-OGM fuient l’Histoire et veulent répéter
les gestes agricoles ancestraux, seuls capables de résoudre les problèmes créés par la modernité. L’agriculture n’est pas affaire de science et d’économie, c’est une donnée transhistorique, un
archétype. Ce que l’homme crée ne peut jamais égaler l’œuvre de la Nature, car toute démarche humaine s’inscrit le long d’un temps linéaire ou continu – historique - qui fuit le temps cyclique et
éloigne l'homme de la félicité immobile des origines.
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riz doré.